(Article d’Alain de Benoist paru dans Junge Freiheit)
La France traverse en ce moment une des crises les plus graves de son histoire récente. C’est d’abord, bien sûr, une crise politique et institutionnelle, mais aussi une crise économique et sociale, financière, démographique, spirituelle, intellectuelle et morale. Cette crise marque une fin de régime, et même une fin de cycle. Elle prend sa place dans une crise plus générale de la démocratie libérale, expression qui après avoir été considérée comme un pléonasme, apparaît de plus en plus comme un oxymore. Carl Schmitt disait qu’une démocratie est d’autant moins démocratique qu’elle est plus libérale. Le même jugement est aujourd’hui porté dans les milieux les plus différents.
La crise politique s’est ouverte lorsqu’Emmanuel Macron a fait l’erreur de décréter la dissolution de l’Assemblée nationale au lendemain des élections européennes de juin 2024, qui s’étaient avérées un désastre pour son parti. Le résultat des élections générales qui ont suivi a été d’envoyer au Parlement trois blocs d’importance à peu près égale, mais dont aucun ne dispose d’une majorité : le Rassemblement national et ses alliés, la gauche et l’extrême gauche et enfin un « bloc central » aujourd’hui menacé de toutes parts. Dans ces conditions, aucun bloc ne pouvant à lui seul disposer d’une majorité, relative ou absolue, tout gouvernement est appelé à s’effondrer dès lors que les deux autres blocs décident de le censurer.
Il faut toutefois noter que les trois blocs, s’ils sont égaux en nombre, ne se trouvent pas dans la même situation : le Rassemblement national est en ascension constante, le « bloc central » s’est effondré, tandis que les partis de gauche, eux-mêmes divisés entre socialistes et « insoumis » (membres de La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon), maintiennent à grand peine leur niveau d’audience.
La logique aurait voulu que Macron nomme un Premier ministre appartenant au Rassemblement national, puisque c’est le parti qui possède aujourd’hui la dynamique la plus marquante et la plus forte. Mais c’est précisément ce à quoi le chef de l’État se refuse le plus obstinément. Et c’est pour cette raison qu’il s’est efforcé de trouver des personnalités de son camp qui étaient capables à ses yeux de former une nouvelle majorité. C’était un rêve. En l’espace de quelques mois, on a vu se succéder trois Premiers ministres, Michel Barnier, François Bayrou et Sébastien Lecornu, la France succédant ainsi à l’Italie comme le pays-phare de l’instabilité ministérielle. Barnier a été censuré, Bayrou a été censuré, Lecornu a préféré démissionner, avant de revenir sur sa démission. On en est là pour l’instant. Le budget est maintenant discuté au Parlement sans qu’on sache s’il pourra finalement être adopté dans les temps voulus. Les députés courent dans tous les sens comme des canards sans tête, les citoyens regardent ailleurs.
Quand une situation de ce genre se présente en Allemagne, on assiste en général à la formation d’une petite ou d’une grande « coalition » (CDU-libéraux, SPD-CDU, etc.), celle-ci permettant de pallier aux difficultés pour un parti de former à lui seul une majorité. Mais cette logique de compromis (qui n’a pas que des avantages, car elle donne aux électeurs l’impression que rien ne sépare vraiment les « grands partis ») est très étrangère aux mœurs politiques françaises.
Que se passera-t-il si Sébastien Lecornu est à son tour obligé de jeter l’éponge ? Logiquement, Macron devrait prononcer une nouvelle dissolution et convoquer de nouvelles élections générales. Mais il ne le veut pas – pas plus qu’il ne veut remettre sa démission, qui est demandée par un grand nombre de ses opposants. Il redoute en effet, et à juste titre, que les élections soient gagnées par le Rassemblement national, crainte également partagée par les républicains, les centristes et les socialistes. Les Français, en revanche, sont 66 % à exiger une dissolution et des élections législatives anticipées.
Le plus grave est que cette crise se déroule à un moment où le fossé n’a jamais été aussi grand entre le peuple et la classe politique. A un moment aussi où les Français, qu’ils soient en colère ou simplement résignés, apparaissent comme les champions européens du pessimisme et de la dépression. Un pessimisme que tout entretient, depuis l’incarcération de l’ancien président Sarkozy pour « association de malfaiteurs » (du jamais vu dans l’histoire politique française depuis 1945) jusqu’à l’audacieux cambriolage du Musée du Louvre, qui a ridiculisé la France dans le monde entier !
On peut certes toujours discuter de la valeur des sondages. Mais quand ils se recoupent tous étroitement, comme c’est le cas aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de les citer tant ils montrent une augmentation en flèche de la défiance, du désespoir, du déclinisme et de la colère contre la classe politique au pouvoir.
L’ampleur de l’écart entre les aspirations de la majorité du peuple et la forme de régime qui lui est proposée est désormais immense. 90 % des Français estiment que leur pays est « en déclin » (33 % pensant que ce déclin est « irréversible »), 71 % pensent que leurs conditions de vie « sont de moins en moins bonnes » et qu’elles sont encore appelées à se dégrader, 63 % qu’« on ne se sent plus chez soi comme avant », 75 % qu’en France, « c’était mieux avant », 65 % que l’immigration est devenue insupportable, 65 % également que « la plupart des hommes et des femmes politiques sont corrompus ». 85 % affirment qu’il faut « un vrai chef en France pour remettre l’ordre », et 42 % des moins de 35 ans pensent qu’un autre système que la démocratie serait au moins aussi bon. Les préoccupations premières des Français sont, dans l’ordre, le pouvoir d’achat, l’insécurité et l’immigration. Au total, 96 % se déclarent « mécontents » ou « en colère » contre la situation d’un pays où la radicalisation et la brutalisation des rapports sociaux devient peu à peu la règle. 96 % !
Emmanuel Macron monopolise les colères, et même les haines. Sa cote de popularité est tombée à 11 %, chiffre jamais atteint dans l’histoire de la Ve République, alors que Marine Le Pen bénéficie d’une cote de popularité de 39 % et Jordan Bardella d’une cote de 41 % ! 69 % des Français pensent que leur président « ne respecte pas les valeurs démocratiques », et 58 % souhaitent sa démission. (La confiance dans les partis politiques est encore plus basse : seulement 10 % des sondés). Réduit à vivre d’expédients, le plus souvent grâce à ses voyages dans le monde, où il joue surtout les figurants, sa légitimité n’a cessé de se dégrader depuis sa réélection en 2022. Il voulait adapter la France aux exigences de la mondialisation sur la base d’un clivage entre « conservateurs passéistes » et « réformateurs modernistes », mais il n’a fait que rendre évidente son indifférence au sort des classes populaires. Alors que dans le passé, Chirac ou Mitterrand pouvait toujours compter sur des partis solides en cas de difficultés, son parti présidentiel est en pleine dérive et certains de ses alliés, comme Gabriel Attal ou Edouard Philippe, font maintenant tout pour prendre des distances : le premier dit « ne plus comprendre » ses décisions, le second est même allé jusqu’à lui suggérer de démissionner. En clair, les rats quittent un navire en train de couler. Il y a eu dans le passé une France gaulliste, une France de gauche, une France de droite, mais il n’y a jamais eu de macronisme.
La dépense publique a augmenté de près de 344 milliards d’euros entre 2018 et 2024, la charge annuelle de la dette est passée de 25 milliards d’euros en 2021 à 70 milliards aujourd’hui. Dans le même temps, le nombre des pauvres a atteint en 2023 le chiffre record de 9,8 millions (soit près d’un Français sur six, 1,2 million de plus qu’en 2017).
Résumons : l’Assemblée est ingouvernable, le peuple n’a plus confiance, le président est absent et plus impopulaire que jamais, la société se disloque, l’opposition entre la « France périphérique » et les élites mondialisés, repliées sur les grandes villes encore créatrices de richesse et d’emplois, est désormais dans tous les esprits. Toutes les conditions sont remplies pour une explosion politique et sociale au regard de laquelle la révolte des Gilets jaunes apparaîtra comme un simple mouvement d’humeur.
Si l’élection présidentielle se déroulait aujourd’hui, il ne fait aucun doute que le Rassemblement national, qu’il soit représenté par Marine Le Pen ou par Jordan Bardella, l’emporterait haut la main. Dans un pays où 41 % des citoyens se positionnent « à droite » et seulement 28 % « à gauche » (les autres se répartissant entre le centre et l’abstention), les Français sont maintenant 54 % à déclarer qu’ils pourraient désormais voter pour le RN.
Dans un grand entretien avec le magazine Causeur, Martine Le Pen s’est expliquée récemment sur son refus de se situer en fonction du clivage droite-gauche : « Je me sens plutôt gaullienne. Le général de Gaulle appréciait la gauche pour son côté social, mais la trouvait totalement utopique avec sa propension à aspirer n’importe quelle nouveauté dès lors qu’elle était définie comme un progrès. Et il appréciait la droite pour son réalisme, tout en la trouvant enferrée dans l’immobilisme, la défense des intérêts particulier et une forme de conservatisme excluant toute forme d’évolution ou d’amélioration ». A la question « Êtes-vous libérale ? », elle répond : « Sur le plan économique, notre mouvement a été libéral quand le socialo-communisme constituait un danger majeur pour le monde. Mais après la chute du mur de Berlin, le libéralisme est devenu, du fait de la disparition des frontières, ce qu’on a appelé l’“ultra-libéralisme”, c’est-à-dire une forme de globalisme qui représente aujourd’hui un péril au moins aussi grave que le socialo-communisme en son temps ». Et elle conclut : « Je pense qu’il y a des patriotes aussi bien à droite qu’à gauche, mais qu’en réalité, la droite et la gauche, c’est totalement dépassé ».
Le politologue anglais David Betz estime qu’il existe trois grands facteurs qui rendent possible une guerre civile : le « factionnalisme polarisé », c’est-à-dire le tribalisme politique – le sociologue François Jérôme Fouquet parle d’« archipélisation » de la société –, le déclassement des classes moyennes et la perte de confiance en la classe politique. Que ces trois facteurs de retrouvent aujourd’hui réunis en France, et sans doute ailleurs, est plutôt inquiétant.
